Le grain de sable
- Sonya LEBLED
- 3 juil. 2023
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 9 déc. 2024

Georges est un homme important.
La quarantaine bien entamée, il promène son ordinateur de ville en ville, de colloques en conférences. Il porte son costume-cravate comme une seconde peau. Jamais de répit, jamais de congés, on se demande même s’il sait ce qu’est un pyjama !
Alors, quand sa femme le supplie de venir les rejoindre, elle et les enfants, sur une plage de Vendée, ça lui est juste impensable, insupportable.
« Elle ne se rend vraiment pas compte, pense-t-il. Je passe ma vie à me battre pour qu’ils aient une vie heureuse, mais elle ne comprend pas que ça se paie ! Et le prix, c’est mon travail ».
Après maintes tentatives pour la faire renoncer, il capitule.
– OK, écoute, je viendrais vous rejoindre sur la plage, dès que je pourrais, j’ai une correspondance ferroviaire, en fin d’après midi.
Ce n’est pas, réellement, ce que Claudine voulait entendre. Elle a le sentiment de lui voler quelque chose. Et la chose la plus précieuse pour son mari a un nom : le temps.
Claudine a toujours fait de son mieux pour organiser, gérer, résoudre tout ce qui pourrait perturber l’emploi du temps de son époux. Quand il rentre, les enfants sont couchés, endormis, pour ne pas fatiguer papa. Le repas est prêt à être réchauffé, sa table mise, ses soucis personnels bien rangés dans un profond tiroir. Elle est disponible, à l’écoute de ses plaintes, de son confort et bienveillante au possible. Ce n’est certes pas par soumission, c’est sa façon à elle de l’aider, de participer, de le soutenir, de l’aimer.
Se rend-il compte de ces sacrifices ? Bien sûr que non, tout occupé qu’il est à remanier le dernier graphique 3D du prévisionnel de Monsieur Truc. Mais il faut qu’elle comprenne, nom d’une pipe, que c’est pour sa famille qu’il fait tout cela, pour leur bonheur, pour leur avenir… Croient-ils tous que ça lui fasse plaisir de passer sa vie à courir ? Non, mais il est responsable, lui, il a charge de famille, il n’a pas le choix !
Ce matin-là, il est déjà tard quand Georges arrive à la gare. Il hèle un taxi et file, directement à la plage. Arrivé sur le ponton, il quitte sa veste, qu’il plie soigneusement, retire ses chaussures, met ses chaussettes dedans, retrousse le bas de son pantalon et ose, enfin, un pied dans le sable. Quand les enfants l’aperçoivent, ils hurlent de joie et courent à sa rencontre.
– Doucement, doucement les enfants, ne me salissez pas.
Pendant que sa femme prend soin de ses vêtements, il s’accorde un jeu de plage afin de redorer son blason de père. Puis, très vite lassé, ayant essuyé quelques chutes mémorables, il vient s’asseoir près de Claudine. Précautionneusement, il étale la serviette de plage et s’allonge.
– Tu as fait bon voyage, s’inquiète sa femme.
– Pff, tu sais, ces trains, c’est toujours la même chose. Retard, changement de quai… ça m’a rallongé, de venir ici. Franchement, quelle mouche t’a piqué ? Vous avez tout, le soleil, la plage, l’hôtel, ça ne vous suffit pas ?
Claudine préfère se taire. Elle sait que si elle tente de lui expliquer, cela ne servirait qu’à tendre l’atmosphère. Alors, elle choisit une autre approche :
– Merci chéri, merci d’avoir fait ce détour. Je suis heureuse que tu sois là.
Tout en disant cela, elle s’est approchée de lui. Là, serrés l’un à l’autre, elle se fait câline.
Le voilà qui se détend enfin. Adieu le rapport de monsieur Truc et le bilan de machin. Il se laisse enfin le droit de savourer l’instant présent. De temps à autre, habitude oblige, il jette discrètement un regard sur sa montre ancienne au mécanisme suisse, dont il est si fier. Ça va, il a encore le temps.
– Tu as raison, lance-t-il, viens, allons marcher le long de la plage.
La lumière est superbe. Ils marchent, main dans la main, insouciants. Devant eux courent leurs enfants. Les vagues leur caressent doucement les pieds, ils rient, ils s’embrassent, ils oublient le monde alentour. Il y a si longtemps qu’il n’avait pas ri ! Ils se retrouvent, se redécouvrent, comme au début de leur idylle. Georges prend conscience de son amour pour eux. À tant vouloir leur offrir, il en a oublié de vivre avec eux. Il court. Pour aller où ? Pour donner quoi ? Et s’il se trompait ? Et s’il gaspillait son précieux temps ?
Cette révélation le fait instantanément revenir à la réalité. Il lève son poignet… l’heure n’a pas changé ! Que se passe-t-il ? Une angoisse l’assiège. Il regarde autour de lui, là-bas, le soleil s’approche de la mer, la lumière décline doucement.
– Quelle heure est-il ? Tu as ta montre ?
– Non, bien sûr que non, pas à la plage !
Georges court à la rencontre de vacanciers. Au bout de quelques minutes, il revient lentement, courbé, la tête penchée.
– J’ai manqué le dernier train. Pourquoi ma montre ne fonctionne-t-elle plus ?
De retour à l’hôtel, Georges, résigné, passe quelques appels téléphoniques, réajuste son planning et s’abandonne sous une bonne douche.
Pendant ce temps, Claudine, qui sait toujours saisir les opportunités, a confié les enfants à une nounou. Ils s’octroient une soirée en amoureux. Restaurant, champagne, rires et tendres souvenirs…
– Tu m’as manqué, dit-elle
– Quand ?
– Toutes ces longues années.
Georges regarde sa femme comme il avait oublié de le faire depuis bien longtemps, il esquisse un sourire, prend sa main, l’effleure tendrement de ses lèvres et ajoute :
– Viens, on va danser !
C’était il y a dix ans. De ce jour, Georges a replacé ses priorités. Cette montre arrêtée a sauvé son mariage. Est-il conscient qu’il doit son bonheur à un petit grain de sable malicieux qui, a lui seul, a su arrêter le temps.
Il ne faut jamais négliger les petites choses, elles font parfois de grands bonheurs.
Sonya Lebled

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