J'aurais dû me méfier !
- Sonya LEBLED
- 3 juil. 2023
- 6 min de lecture

Il a un si beau sourire enjôleur.
J’aurais dû me méfier.
Il me trouve sympathique et jolie, il me l’a dit, au cours de nos longs échanges téléphoniques.
J’aurais dû me méfier.
Il a beau, déjà, sur les photos, perdre ses cheveux sur le dessus de son crâne, il garde un charme fou. Barbichette de trois jours, cheveux mal coiffés, il « envoie toujours du lourd ».
Mais voilà, je reste incontestablement « fleur bleue » et je suis tombée sous son charme vieillissant.
Les vieux, ce n’est pas ma tasse de thé, mais celui-là m’électrisait. Je ne sais pas pourquoi, il n’était pourtant rien de ce que j’aimais.
J’ai retrouvé des photos de lui, des photos de sa jeunesse, des photos de ses amours, de ses succès. Il était si beau !
J’ai pris mon courage à deux mains : j’ai cherché à le rencontrer.
À la terrasse d’un café parisien, j’attends, apprêtée, des petits papillons dans le ventre et la tête dans les étoiles. Je m’emballe. J’imagine l’idylle naissante. Le frisson qui me parcourt me semble de bon augure. Quelle heure peut-il bien être ? Je suis venue en avance, je n’y tenais plus. Pfff, mais qu’est-ce qu’il fait !
Je suis peut-être sur le point de rencontrer l’homme de ma vie ! Il faut que j’ancre ce décor et ce moment dans ma mémoire.
Pendant que je m’imprègne de l’endroit, regard dans le vide, esprit concentré, un vieillard se dirige vers moi. Non, ça ne peut pas être lui. Il a l’air de regarder dans ma direction ! Non, il regarde simplement où il va.
Le vieux bonhomme s’approche de moi. Un déambulateur l’aide à s’avancer en direction de ma table. Les papillons de mon ventre s’enfuient, effrayés, les uns après les autres… Ils étaient bleus et printaniers, les voici qui s’apparentent de plus en plus à ceux du silence des agneaux !
Premier réflexe : se cacher derrière mon livre. Baisser la tête et espérer.
Espérer que sa vue ne lui permette pas de m’identifier.
Espérer qu’un début de sénilité lui ait fait oublier la raison de sa venue dans ce café… Espérer n’être jamais venue !!
Trop tard, il m’a repéré. Il tente de lâcher le déambulateur d’une main pour me faire signe. J’ai peur qu’il perde l’équilibre. Je le vois se diriger vers moi. J’ai l’impression de vivre la scène au ralenti. Je panique ! Je pleure intérieurement. Le voici près de ma table.
Par courtoisie, je n’ose bouger. Il me salue, je lui réponds. Le voilà qui s’appuie sur le dossier de la chaise face à moi.
— Ravi de vous rencontrer ? Me lance-t-il.
Non ce n’est pas lui ! Les photos que j’ai vues, il les a prises il y a 40 ans !
C’est le moment d’être fixée. Il faut que je sache !
— Je, heu, je vous attendais… je crois ?
— Vous m’attendiez ! Il y a bien longtemps qu’une jolie fille ne m’avait pas dit cela.
Me serais-je trompée ? Peut-être passait-il simplement et mon regard, fixé sur lui, l’a interpellé ?
— Puis-je m’asseoir ? Ajoute-t-il
(Trop tard. !)
— Oui, bien sûr, enfin… j’attends quelqu’un…
— Il a de la chance, ce garçon
(ouf, ce n’est donc pas lui).
— J’aimerais bien être à sa place, reprend-il.
— …
Le vieil homme lâche prudemment son « bolide » et s’assied.
— Puis-je vous offrir quelque chose pour vous désaltérer ?
— Ho, et bien, je, je ne sais pas. Je prendrais la même chose que vous… en attendant…
— Garçon ! Lance-t-il en levant le bras, deux Ratafias ?
(Deux quoi ??!)
De platitudes en politesses, je me dis que, puisqu’il est là, celui-là, autant qu’il me raconte quelque chose d’intéressant. Je décide de le lancer sur sa vie. Ce devrait être assez long pour me faire patienter. Il me relate alors, qui l’eu cru, sa vie de chanteur. Oui ! Chanteur !
Grandement connu dans les années 60. Crooneur, lover pour minettes. Il me dépeint les tournées dans toute la France, les hôtels et les salles de moins en moins miteux au fur et à mesure de son ascension, et les groupies…
— Elles étaient toutes folles de moi, vous savez ! Elles restaient là, à la sortie des concerts, dans le froid ou sous la pluie pour un simple baiser. Mais je ne suis pas ce genre d’homme !
— Je n’en doute pas, acquiesçais-je en souriant.
(Il est drôle, il ne doute de rien à son âge !)
— Je leur faisais un baise-main, et me contentais d’offrir l’œillet de ma boutonnière à la plus jolie.
Tout en parlant, il décroche la fleur de sa veste et me la tend, respectueusement. Son côté aristo charmeur/crooner passé de mode m’amuse. Je prends l’hommage floral et le dépose dans mes cheveux.
— Mais vous devez certainement connaître un de mes tubes ?
— Je, heu, non, je ne crois pas.
— Mais si voyons !
Il se met à fredonner :
« Le petit oiseau coquin,
Qui m’a donné tant de chagrin,
S’est réfugié dans ton cœur
Pour s’y cacher. Petit voleur ! …
Tu n’avais encore que 20 ans,
J’avais laissé passer le temps.
Je m’étais souvent trompé,
Mais cette fois, je t’ai trouvé.
C’est étrange, ces vers, cette mélodie me reviennent en mémoire… J’ai comme l’impression que je les chantais, jadis. Comment puis-je les connaitre ?
Je chantonne à mon tour.
… Je le cherchais depuis longtemps,
Le petit oiseau coquin.
Je le garderai en chantant,
Mon amour, donne-moi ta main… »
Il applaudit. Il semble tellement heureux !
Bien qu’il n’ait rien perdu de sa superbe ni de sa voix, il avait été largement oublié par les décennies suivantes. Cela semblait le rendre triste, encore aujourd’hui.
Petit à petit, les salles et les hôtels s’étaient appauvris, les minettes s’étaient lassées et puis, doucement, seuls la pluie et le froid l’avaient attendu, le soir, à la sortie des artistes.
Il reste, un instant, silencieux, se frotte les yeux de sa vieille main plissée, puis, les sourcils en bataille, redresse la tête et me regarde. Bien droit dans les yeux.
— Veuillez m’excuser, dit-il, en prenant son verre. Ce qu’il y a d’étrange avec les souvenirs, c’est que ce sont nos plus belles joies qui nous donnent envie de pleurer, quand on y repense.
Je prends sa main, délicatement. Il m’attendrit, ce vieux bonhomme ! Je me sens triste pour lui.
— Ce n’est pas grave, reprend-il. J’ai été bien plus heureux que cela. De tout ce scintillement éphémère, j’ai su conserver la plus jolie paillette.
Une jeune femme, toute frêle, à qui l’œillet respectueusement offert n’aurait jamais suffi. Je n’ai eu qu’un seul amour, rencontré, un jour, par hasard, dans une ville de province. C’est pour elle, que j’avais écrit cette chanson. Et vous savez quoi ? J’ai quatre-vingts longues années, et je l’aime toujours autant, ma jeunette de soixante-dix ans.
Soudain, je réalise. Je l’ai tant écouté, ce charmant monsieur, que j’en ai oublié mon rendez-vous. Où est-il, celui-là ? J’espère qu’il n’est pas passé sans que je ne le voie !
Le type en bleu, là-bas, hum, j’aimerais assez que ce soit lui… Non, il a plus d’œillades pour sa bière que pour les femmes alentour. Je doute. Le futur homme de ma vie m’aurait-il déjà posé un lapin ?
Et voilà, je le savais ! Encore un fiancé fantôme ! J’aurais dû me méfier, c’est sûr ! Mais comment fait-on pour trouver le bon ? J’y crois, moi, au grand amour qui dure toujours, romantique à souhait. Je les entends, les violons, les « cha-ba-da-ba-da ».
Et mon chanteur, assis en face de moi, qui me fait les yeux doux…
Je ferai mieux de partir, je suis affligeante. Comment prendre congé poliment ? Je vais me lever, il va comprendre…
Mais, qu’est-ce qui m’arrive, je peine à pousser ma chaise et à me redresser ? Le vieux prince tout rassis aurait-il versé quelque chose dans mon verre ? Et d’abord, c’est quoi du « ratafia » ?
Que fait-il ? Il ne veut pas m’aider, tout de même !
Mais si !
Le voilà qui me tend une canne ! Bon, si ça peut m’aider…
Je me redresse, je suis debout, face à la devanture du café.
Soudain, je pousse un cri en apercevant mon reflet dans les vitres qui font miroir.
— Mais, mais… Mais je suis vieille ! Je suis toute vieille ! Je suis presque aussi vieille que toi !!
— Allons, allons, mon amour, pas encore ! Pourquoi veux-tu toujours rejouer « le premier rendez-vous », tu vois bien que ça te fait du mal !
— Oui, tu as raison, mais je revis, quelques instants, ma jeunesse perdue. Allez, rentrons.
Eh oui, finalement, je l’ai eu mon prince charmant, mon amour « cha-ba-da ». Mais ma vie est passée si vite que je ne m’en suis à peine rendu compte ! Il n’y a pas de temps pour la procrastination.
Je n’ai pas vu passer ma vie, c’est de ça que j’aurais, vraiment, dû me méfier !
Sonya Lebled

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