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« M. »

  • Sonya LEBLED
  • 3 juil. 2023
  • 6 min de lecture

Dernière mise à jour : 9 déc. 2024







Voilà un joli samedi ensoleillé ! Peut-être le premier vrai soleil de l’année ! « M. » prend son petit déjeuner, seul, tranquille, fenêtres ouvertes. Il écoute les bruits du bourg, les voitures, le tintamarre de la cloche de l’église. Les enfants jouent dans les jardins, le facteur fait tinter la sonnette de sa bicyclette, le boulanger klaxonne. C’est un de ces samedis ordinaires comme il en a tant vécu. Il prend une grande respiration pour se gorger de cette odeur d’herbe coupée. Hummm, les petites joies simples ! La quarantaine passé, il vit seul comme tant d’hommes de son âge à la campagne. Il aime son travail, il est agriculteur, ça donne du sens à sa vie. De ses parents, il a hérité sa maison. Il gagne assez d’argent pour ses petits besoins, il s’est même acheté une voiture récente.

… Bref une vie « normale », « comme tout le monde ». Mais lorsqu’on le regarde au fond des yeux, on est immédiatement frappé par sa timidité.

Et oui, « M. » est timide, immensément timide.


Déjà, à l’école, son complexe en faisait une proie facile pour ces petits vautours. Puisqu’il ne levait jamais la main, par peur de dire une bêtise, les plus fanfarons le poussaient dans ses retranchements :

— M’dame, M’dame, il sait, lui !

Alors, la maîtresse l’interrogeait. Le seul fait de se lever devant toutes ces paires d’yeux le tétanisait. Plus aucun son ne sortait de sa bouche, plus une idée ne tournait dans sa tête. Là, rassemblant tout son courage, il ouvrait les lèvres. À ce moment, même sa voix le trahissait. Il ne sortait qu’un son étrange et aigu de sa gorge, ce qui provoquait, on s’en doute, un éclat de rire général. Mais le calvaire était loin d’être terminé, il le savait, il sentait monter ensuite, en lui, cette chaleur incontrôlable qui le transformait en thermomètre à mercure ! Le rouge montait, le rouge et la chaleur. Il n’y pouvait rien. Il aurait donné son jouet le plus précieux pour pouvoir disparaître.


Pour pallier cela, il a appris à s’adapter, à cacher, à camoufler ce sentiment honteux. Dans la cour, il jouait seul. Lorsqu’un adulte lui parlait, il évitait son regard, ce qui lui a valu quelques belles punitions, les professeurs le trouvant impoli ou impertinent ! Mais il acceptait les règles, il trouvait cela plus simple.


Aujourd’hui, adulte, il maîtrise l’art de paraître à la perfection, même s’il faut feindre, il sait éviter les situations difficiles qui le confronteraient à son ennemie jurée ; la timidité. Il sort même avec son oncle, de vingt ans son aîné. Un vieux gars du pays, « qu’à même pas peur d’inviter une “greluche” à danser à la soirée pot-au-feu ! »

Lui, il regarde, il sourit, discret…

Oh je suis sûre qu’un jour, il l’a croisé, celle qu’il aurait pu rendre heureuse, celle qui aurait fait de sa vie un manège enchanté. Elle devait être jolie comme le printemps, avec une robe à boutons de fleurs qui tournait, qui tournait… Ses yeux si profonds ont dû briller de mille feux, il ne l’a pas quitté du regard de la soirée. Il l’a vu valser, tournoyer, rire… Il en a rêvé. Il est même revenu toutes les semaines, pour la regarder, encore et encore. Tous les samedis de toutes les semaines de tous les mois… Sans jamais oser lui parler…

Mais il sait tout d’elle, la façon dont elle s’assied en croisant les jambes et en tirant sur sa robe, le parfum enivrant de muguet qu’elle porte et qu’elle remet sous son oreille et sur la face interne de ses poignets, après chaque danse, sa barrette préférée qu’elle arbore fièrement, celle en forme de papillon dont il manque un strass au bout de l’aile, tout, jusqu’à son grain de beauté sur l’oreille gauche.

Il le sait, c’est elle, c’est elle ou personne, jamais ! Pour elle, il a affronté les grands magasins de vêtements, les vendeurs et la foule. Pour elle, il est même allé chez le coiffeur du village, Roger, toujours aussi blessant et stupide qu’à l’heure de leur primaire. C’est pour elle, aussi, qu’il a pris le dernier modèle, lorsqu’il a changé de véhicule. Il en a même perdu le sommeil.

Alors, ce samedi-là, il l’a attendu, de pied ferme. Enfin, plutôt le pied impatient et nerveux, celui qui saute sans arrêt, sans qu’on ne le lui demande. Il avait beau tenir solidement sa jambe de sa main, rien à faire, elle sautillait sans cesse ! Il a déjà bu deux bières pour se donner du courage, deux bières, c’est un peu trop, il n’aime pas l’alcool. Il attend. Il attend longtemps.

Ça y est, c’est elle, il entend son rire, il le reconnait ! Sa respiration est courte et difficile, il transpire (ho non, pas ça !), la boule au ventre ne le lâche plus depuis ce matin, il n’a rien pu avaler de la journée, alors, avec les bières… Soudain, au son de la voix de sa Dulcinée, sa tête tourne, son esprit devient brumeux (non, pas maintenant !), il se ressaisit… Elle entre, radieuse, une robe envahie de coquelicots, la broche fétiche, les cheveux relevés, c’est une vision, sa vision du paradis. Elle fait un pas, se retourne, et prend la main d’un inconnu en lui adressant le plus beau sourire que « M. » n’a jamais vu sur son visage.


Ses jambes ne sautillent plus, elles sont de coton. Une bouffée de chaleur l’envahit. Il la sent qui monte, qui monte et lui fait tourner la tête. Il s’accroche à un dossier de chaise, près de lui et s’assied.

Son oncle, à qui, bien sûr, il n’a rien osé dire, parle fort, lui tape sur l’épaule et le tire par le bras pour aller danser et « s’en coller un petit derrière la cravate », comme il aime à dire. Lui, sourit, absent. Sa vie tout entière vient d’être dévastée par un tsunami. Il veut partir, s’enfuir, courir, loin, loin, ne plus la voir, LES voir, ensemble !

Alors, il prétexte une grosse fatigue et, malgré les protestations et les noms d’oiseaux que lui assène son oncle, il s’enfuit.

Le samedi suivant, il a changé de bal… C’est ce jour-là que ses yeux ont cessés de briller. Maintenant son regard est toujours aussi profond, mais lorsqu’on s’en approche, quelque chose vous happe. Difficile de dire ce que c’est, cette profondeur… Regardez, approchez-vous, n’ayez crainte. Voilà, vous êtes assez prêt maintenant pour la voir… la profondeur de sa solitude…

C’est elle qui a pris la place de la fille à la robe à fleurs. Elle s’est installée, doucement, sournoisement, comme le lierre qui s’incruste entre les pierres de la maison de son enfance. On le trouve plaisant, au début, ce végétal. De couleur chaude, verdoyant été comme hiver, tapissant les vieilles pierres des regrets, camouflant les blessures du temps, les fissures profondes. Puis il monte sur le mur, il part à droite, il part à gauche, il monte, rien ne l’arrête, et avant que vous n’y preniez garde, il a déjà envahi les fenêtres et les portes, empêché la lumière de pénétrer, comme s’il vous emprisonnait ! Il faut se battre constamment pour ouvrir ses fenêtres et… lorsqu’on veut l’enlever, ce lierre, ce serpent, le faire disparaître, l’arracher, on détruit les murs, la maison, le foyer, ce qui faisait la vie…

La solitude, c’est le calme, presque agréable au début. La solitude s’est incrustée, elle l’enrobe, l’envahit, l’enferme l’étouffe. Sa robe n’est plus de fleurs, pas même de boutons, c’est l’alien, le monstre qui dévore, elle est grise, sale et devient noire, ses racines creusent de plus en plus profond. Elles se rapprochent de son cœur et de son cerveau, c’est un cancer, la solitude !

Il fait beau ce samedi matin, « M. » a fini de prendre son petit déjeuner. Il débarrasse sa table, lave soigneusement son bol, le pose dans le bon placard, range le pain dans la boite à pain, nettoie bien tout correctement, enlève ses chaussures avant de monter sur la chaise… … et se pend… S’il est vrai que les pendus ont une érection, je pense que c’est leur « doigt d’honneur » à la solitude…

Sonya Lebled


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